3
Un matin de septembre de l’année 1898, Olga Kersten mit au monde un fils. Il eut un parrain de marque : l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Ce diplomate, épris d’horticulture, s’était lié d’amitié avec l’agronome Frédéric Kersten au cours des séjours assez fréquents que celui-ci faisait dans la capitale pour ses affaires et ses travaux. À cette époque, le Président de la République française était M. Félix Faure. En son honneur, le parrain ambassadeur choisit pour son filleul le prénom de Félix.
Autour des premières années de l’enfant, il n’y eut que douceur, bonhomie, droiture et bon sens. Aux vertus sûres et modestes de la vieille Allemagne, se mêlait la généreuse chaleur humaine des foyers russes.
Quant à la ville où grandit le petit garçon, elle avait le charme des gravures d’antan.
Les maisons y étaient de bois, construites en grosses poutres apparentes, sauf pour la rue principale qui s’appelait Nicolaïevskaïa, du nom du Tzar régnant. Là, les façades étaient de pierre. Là, le dimanche, défilaient pour la promenade les équipages attelés de chevaux splendides, landaus et victorias à la belle saison, traîneaux recouverts de fourrures en hiver. À Yourieff, passait la rivière Embach, qui coulait vers le lac Peïpous. Pendant les mois de gel, on y patinait et les collégiens et les étudiants, qui avaient des vareuses et des casquettes d’uniforme, s’empressaient autour des lycéennes aux joues saisies et rosies par le froid, qui portaient, d’un bout à l’autre de la Russie, les mêmes robes et les mêmes tabliers marron.
Yourieff était le siège du gouvernement de la province. Et le gouverneur et les fonctionnaires et les magistrats et les policiers ressemblaient, par leur hospitalité, leur bonhomie et leur vénalité, aux personnages que l’on voit chez Gogol, dans Le Revizor ou Les Ames mortes. Et les marchands avec leurs nuques massives, leur barbe de fleuve, leurs bottes crissantes, leur parier spécial, on eût dit qu’ils sortaient encore des pièces d’Ostrowski. Et les moujiks tombaient à genoux quand ils passaient devant la cathédrale. Et pour les Marches de Grâce, toute la Sainte Russie resplendissait sur les vêtements et les icônes du clergé orthodoxe qui précédait les grands défilés religieux.
Le samovar chantonnait de l’aube à la nuit profonde.
Les familles étaient vastes, les fêtes nombreuses ; la maison et la table toujours ouvertes.
Dans ce monde archaïque de nonchalance, de facilité, de paresse et de largesse, la vie d’un enfant, à condition assurément qu’il appartînt à la classe aisée, et n’eût pas conscience de l’épouvantable misère du peuple, était d’une douceur enchantée.
Dans celle du petit Félix Kersten, les événements marquants étaient les fêtes de charité où chantait sa mère que, pour sa voix de soprano délicieuse et son don musical, on avait surnommée : « Le rossignol de Liflande » et où, lui, il se gavait en cachette de sucreries. Il y avait encore les vacances qu’il passait au bord de la mer, à Terioki, en Finlande. Il y avait les cadeaux d’anniversaire, de Noël, de Pâques…
Toutefois, son bonheur était gâché par ses insuccès à l’école. Les dons ne lui manquaient pas, mais l’attention, l’application. Les maîtres disaient de lui qu’il ne ferait jamais rien de sérieux. Il était négligent, rêveur et d’une gourmandise extrême.
Son père, travailleur infatigable, ne pouvait pas admettre ces échecs. Il les mit au compte du climat familial trop tendre. Lorsque l’enfant eut sept ans, il fut envoyé dans un pensionnat, à cent kilomètres de Yourieff. Il y resta cinq ans sans beaucoup plus de succès. Puis il alla étudier à Riga, la grande ville des Pays Baltes, réputée pour la rigueur et l’excellence de ses cours et de ses maîtres. Félix Kersten y termina très péniblement ses études secondaires.
Au début de l’année 1914, son père l’expédia en Allemagne pour entrer dans la fameuse école d’Agronomie de Guenefeld, au Schleswig-Holstein.